Le Terrorisme pastoral

Le Terrorisme pastoral

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LETTRE DE MGR AGUER

 

ARCHEVEQUE EMERITE DE LA PLATA

 

AUX PRETRES ANNULES

 

 

 

Il nous paraît important de faire connaître la très belle lettre, profondément pastorale et sensible, que Mgr Héctor Rubén Aguer, archevêque émérite de La Plata, en Argentine, adresse aux prêtres annulés. Il s’agit de prêtres (mais aussi de séminaristes) qui, parce qu’ils veulent rester fidèles à certains éléments de la tradition de l’Église (manière de communier, liturgie, doctrine morale) sont frappés, non d’excommunication ou de suspense, ce qui serait évidemment impossible, mais d’une peine moderne, idéologique, insaisissable juridiquement et de ce fait tyrannique, que Mgr Aguer qualifie d’annulation : ces prêtres « incorrects »  sont transformés en réprouvés de la société ecclésiastique, privés de tout office pastoral et éventuellement dépourvus des revenus économiques nécessaires pour subvenir décemment à leurs besoins.

Cette annulation est semblable à la disqualification qui avait frappé l’abbé Georges de Nantes : en 1969, la Congrégation pour la Doctrine de la foi, en réponse à la demande qu’il faisait d’un jugement doctrinal du Saint-Siège sur ses écrits et activités, avait publié un document d’un genre tout à fait curieux, une « Notification » contenant une sentence non moins originale de disqualification. Déni de justice bien peu glorieux, très caractéristique d’une Église qui a abandonné les canons et les anathèmes, lesquels obligent à se référer à la doctrine : elle enseigne selon un mode seulement pastoral et elle condamne par de simples annulations ou disqualifications.

 

 

Mgr Aguer, né en 1943, évêque depuis 1992, archevêque de La Plata en 2000, est une des personnalités reconnues de l’Église d’Argentine, qui a exercé des missions importantes au niveau du continent latino-américain, ayant toute la confiance du cardinal Ratzinger puis pape Benoît XVI. Ses positions morales (critiques contre l’avortement, les campagnes pour la contraception), sa lutte contre la sécularisation de la société, en faveur du célibat sacerdotal, en font une figure de référence.

Dans cette courageuse lettre du 16 mars 2022, il vient moralement au secours des prêtres et séminaristes annulés du diocèse de San Rafael. L’évêque, Mgr Taussig, a décrété, suivant les indications étatiques, l’obligation de distribuer et de recevoir la communion dans la main pour des « raisons sanitaires ». La partie du clergé ayant refusé cette disposition insupportable a été sanctionnée, cependant que le séminaire diocésain, où les séminaristes voulaient recevoir la communion de manière traditionnelle, a été fermé, les séminaristes étant dispersés.

 

Il est très probable, comme l’évoque Mgr Aguer, que Rome n’a pas été étrangère à ces décisions tyranniques. (Actuellement, en Italie, le couvent bénédictin de Santa Caterina d’Alessandria, à Pérouse, est en passe d’être fermé car les religieuses ont refusé – nouvelle hérésie ! – de se faire vacciner). À la fin, les tensions étaient telles que Mgr Taussig a dû démissionner. Voilà donc un diocèse, dont le séminaire était très prospère et le clergé très fidèle, blessé gravement, au milieu d’une Église en butte à une sécularisation croissante et une offensive, comme dans toute l’Amérique latine, des sectes protestantes.

 

Mgr Aguer évoque aussi le cas de l’évêque d’Arecibo, à Puerto Rico, Mgr Daniel Fernández, qui a été démis de ses fonctions, pour avoir défendu l’objection de conscience face à l’obligation de se faire vacciner, imposée par le Saint-Siège. Et puis il se penche sur les prêtres annulés – il pense spécialement aux prêtres diocésains – parce qu’ils veulent dire la messe traditionnelles ou encore parce qu’ils abordent dans leur prédication des thèmes qui ne sont plus à la mode (on pense aux fins dernières, par exemple).

 

En un sens, cette très importante lettre épiscopale, s’inscrit dans un mouvement aujourd’hui notable chez un certain nombre de hauts prélats, lesquels, alors que le présent pontificat semble aborder sa dernière phase, veulent réagir contre une situation chaotique infusée d’en haut sur une situation déjà catastrophique. On pense au « Mémorandum sur le prochain conclave », publié par un cardinal anonyme sur le blog du vaticaniste Sandro Magister (Un mémorandum sur le prochain conclave circule parmi les cardinaux. Le voici | Diakonos.be), qui pointe d’ailleurs lui aussi des éléments de la situation en Amérique latine.

Toutes ces injustices dénoncées, dit Mgr Aguer, constituent un scandale dans une Église « dans laquelle on dit que l’on a redécouvert la valeur de la miséricorde ».

 

 

 

 

 

 

On me dit que c’est comme ça qu’on les appelle, sous cet horrible qualificatif que je mets comme titre de cette lettre. En bon espagnol, cancelar signifie « annuler », « effacer de la mémoire », « abolir », « abroger ». Sincèrement, je n’avais jamais imaginé que cela arriverait. J’avance alors une explication. Le général Juan Domingo Perón, trois fois président de l’Argentine, a forgé une formule qui exprime non seulement ce qu’il a mis en œuvre, avec un cynisme difficilement égalable pendant les périodes controversées où il exerça le pouvoir, mais aussi un comportement radicalement humain, ancestral (propre « au vieil homme » selon l’apôtre Paul) pratiqué par les régimes politiques les plus divers. La formule péroniste est la suivante : Pour les amis, tout ; pour les ennemis, même pas la justice.

C’est frappant, le péronisme qui a toujours essayé de se servir de la religion, s’est débrouillé pour laisser sa marque au sein de l’Église catholique. Même si cela s’avère odieux après si longtemps, il ne faudrait pas oublier le feu mis aux plus anciennes et belles églises de Buenos Aires, en 1955, et la disparition sous les flammes qui embrassèrent la Curie ecclésiastique, des archives historiques – ou d’une bonne partie de ces dernières – qui conservaient des documents datant du XVIIe siècle. La police du régime a commis cette aberration, comptant sur le clin d’œil approbatif de Perón.

Celui qui n’est pas considéré ami en raison de différences soit doctrinales, par exemple - notamment en ce qui concerne la valeur et l’actualité de la Tradition ecclésiale - soit pastorales ou politiques (toujours discutables) subit le déni de justice ; on peut alors dire qu’il est annulé. Quand on connaît la situation doctrinale et pastorale officielle active dans toute l’Église ces dernières années, disons depuis une décennie, on peut penser sans crainte de se tromper, puisqu’il s’agit de plusieurs cas remarquables, que ceux gagnés par le relativisme ou adhérant à des positions étrangères à la Tradition peuvent compter sur la sympathie officielle, ils sont considérés comme amis.

 

À propos de la Tradition, il convient de rappeler qu’elle est constamment réactualisée mais toujours identique à elle-même ; c’est une Tradition vivante. Saint Vincent de Lérins expliquait que le langage peut certes être adapté, on peut dire les choses nove, mais on ne peut pas dire nova, c’est-à-dire introduire des nouveautés étrangères à la Vérité immuable. Face à des phénomènes tels que le Synode allemand, Rome se tait, provoquant la confusion et le scandale chez les catholiques fidèles. Où nous emmènera ce chemin ? Synode veut dire quelque chose comme « faire le chemin ensemble », mais vers où ?

 

En réfléchissant au cas de tant de prêtres annulés, je me permets d’en aborder un très douloureux, celui du diocèse de San Rafael (Mendoza, Argentine). Le comportement de Mgr Eduardo María Taussig, que j’ai toujours apprécié comme frère et ami, et que j’apprécie toujours, s’est révélé incompréhensible ; en effet, il a décrété, suivant les indications de l’État que tous devaient respecter pour prévenir les contaminations pendant la pandémie, qu’il était obligatoire de distribuer la Sainte Eucharistie dans la main.

 

À deux reprises, au cours des conversations téléphoniques suivant à ses appels, je lui ai conseillé de ne pas s’obstiner à maintenir cette obligation, qui contrariait la discipline en vigueur dans l’Église, celle-ci permettant en effet aux fidèles de communier en toute liberté debout ou à genoux, dans la main ou dans la bouche. Une chose encore pire s’est produite : la plupart du clergé ayant refusé cette disposition de l’évêque, elle a été sanctionnée, ce qui créait une situation intenable. Je ne nie pas qu’il ait existé un certain composant idéologique dans l’opposition à la mesure épiscopale ; les manifestations hostiles dans la rue devant le siège de l’évêché et autres réactions des laïques sont injustifiables. Mais je ne comprends pas comment Mgr Eduardo Taussig ne s’est pas efforcé, dans la sérénité et avec amour, de se faire comprendre.

L’ambiance créée ressemblait à l’odium plebis, quelque chose de bien douloureux. L’évêque, dans un cas pareil, doit le subir héroïquement, sans crispations. C’est lui qui a eu l’initiative d’interdire et de s’opposer, ou cela lui a été suggéré ex auctoritate superiori ? La situation de force a abouti à quelque chose de très grave, la fermeture du séminaire diocésain et la dispersion de nombreux séminaristes. Quelle a été la part de Rome dans cette décision ?

Dans notre pays, l’Argentine, depuis la moitié des années 60 du siècle dernier (c’est une date approximative), le progressisme s’est emparé de presque toutes les maisons de formation sacerdotale ; de « petites maisons » composées de groupes restreints ont été créées sous l’impulsion de certains évêques. Dans celles-ci, à mon avis, la formation donnée n’était pas intégrale ; il s’agissait d’une sorte de succédané des séminaires.

 

Si un évêque réussissait à exclure le sien de ce courant, dont les fruits néfastes sont indéniables, et le conformait à l’enseignement de la grande Tradition ecclésiale, il était mal vu du secteur « officiel ». Vers la fin des années 70, il m’a été demandé de m’occuper d’organiser le Séminaire diocésain de San Miguel, dont j’ai été le recteur pendant une décennie, avec le soutien paternel des deux premiers évêques dudit diocèse. Le cardinal Antonio Quarracino, archevêque de Buenos Aires, m’a retiré de là pour me nommer évêque auxiliaire. Consacré à la formation sacerdotale, je ne sais pas ce que l’on pensait de moi et du séminaire que je dirigeais, il me suffisait d’avoir l’approbation et le soutien de mon évêque. Mais il y a eu le cas d’un séminaire d’orientation traditionnelle où étudiaient des jeunes accourus de diverses régions du pays, qui a dû supporter la mauvaise réputation que le progressisme omniprésent lui avait créée.

Pour en revenir à San Rafael, il n’est pas possible que l’annulation des prêtres et des séminaristes se prolonge indéfiniment. La situation de Mgr Taussig m’attriste tout spécialement ; a-t-il démissionné de sa propre initiative, ou sa « démission » lui a été imposée par la superior auctoritas ? Le dommage causé pourra-t-il être rapidement réparé ? Quel sera le sort de tant de bons prêtres annulés ?

Je me suis attardé dans l’analyse de ce cas – je crois que la mémoire ne m’a pas trahi en l’évoquant – car il touche de près ma pensée et mon cœur ; mais j’apprends que ce phénomène de l’annulation sacerdotale se produit partout dans l’Église. Par exemple, si un prêtre souhaite célébrer en latin ou se servir du Missel de 1962, ou si dans sa prédication il aborde des sujets que l’Église catholique a abandonnés (les thèmes spirituels, qui ne peuvent pas être mis de côté), il sera probablement annulé. Il se verra privé de tout office pastoral et dépourvu des revenus économiques nécessaires pour subvenir décemment à ses besoins ; sa famille ou les fidèles qui le soutiennent avec dévotion et reconnaissance devront l’aider à survivre.

Que cela soit possible dans une Église dans laquelle on dit que l’on a redécouvert la valeur de la miséricorde, constitue tout simplement un scandale. Comme il est tout à fait scandaleux que le mercredi 9 mars 2022 le bon évêque d’Arecibo, Puerto Rico, Mgr Daniel Fernández, ait été démis de ses fonctions, pour avoir défendu l’objection de conscience face à la ridicule « obligation morale » de se faire vacciner, imposée par le Saint-Siège. Je reviendrai sur ce cas dans de prochains articles.

Le pontificat de Benoît XVI et sa décision sage et décidée d’évangéliser la culture et de revendiquer la Vérité naturelle et surnaturelle avait enthousiasmé de nombreux prêtres (moi y compris) mais le passage à sa condition de pape émérite (quelle chose étrange !) a assombri l’Église et a ouvert des brèches à travers lesquelles beaucoup se glissent vers l’extérieur. Il est bien connu que des faits analogues ont déjà eu lieu dans l’histoire de l’Église ; le regard de la foi doit se tourner vers les origines, les temps apostoliques, dont témoigne le Nouveau Testament.

À plusieurs reprises le Saint-Père a invité ses auditeurs à « mettre le bazar » (une expression figurée et familière avec laquelle il a incité à l’action notamment les jeunes). Cette formule veut dire promouvoir l’agitation, le vacarme, pour dénoncer une situation subie, mais de manière bruyante, en cherchant la participation d’autrui et en s’opposant à quelque chose. Mais je suis sûr qu’il n’aimerait guère que les prêtres « annulés » s’unissent pour « mettre le bazar ». Quelle serait sa réaction en pareil cas ?

Je m'adresse maintenant personnellement à vous, mes frères prêtres, avec une parole qui veut être de compréhension et de consolation. Dans sa deuxième lettre aux Corinthiens, saint Paul commence par ces mots : « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation (pasēs paraklēseōs), qui nous console (parakalōn) dans toutes nos tribulations (thlipsei)… Car de même que les souffrances (pathēmata) du Christ abondent en nous, de même aussi par le Christ abonde notre consolation (paraklēsis) ». Puissiez-vous, chers frères, vivre intensément ces paroles ! La situation d’injustice dont vous faites l’expérience, vivez-la dans la force, libres de toute indignation et de toute aigreur. L’Apôtre nous enseigne à vivre heureux dans l’espérance. La joie et l’espérance peuvent apparaître comme excessives dans ce contexte ; je ne parle pas cependant d’attendre le changement de la situation du point de vue temporel. Ce serait une attitude légitime, humaine. Mais je fais référence à l’espérance théologale, qui nous connecte avec le Ciel.

Une des dimensions les plus belles de la spiritualité catholique élaborée par la tradition à partir de l’enseignement du cardinal Pierre de Bérulle est l’abandon confiant entre les mains de Dieu. L’école sulpicienne, et en général la spiritualité française en passant par sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, culmine dans le bienheureux Charles de Foucauld, à qui nous devons cette prière :

 

 

« Mon Père,

Je m'abandonne à toi,

Fais de moi ce qu'il te plaira.

Quoi que tu fasses de moi,

Je te remercie.

Je suis prêt à tout, j'accepte tout,

Pourvu que ta volonté

Se fasse en moi,

En toutes tes créatures,

Je ne désire rien d'autre, mon Dieu.

Je remets mon âme entre tes mains.

Je te la donne, mon Dieu,

Avec tout l'amour de mon cœur,

Parce que je t'aime,

Et que ce m'est un besoin d'amour

De me donner,

De me remettre entre tes mains sans mesure,

Avec une infinie confiance

Car tu es mon Père.

 

 

Cette attitude passive possède une force merveilleuse pour changer les choses. Priez les uns pour les autres ; priez aussi pour ceux qui vont font souffrir. Faites-le auprès du Tabernacle, en adorant le Seigneur, qui s’y trouve présent. Confiez-vous à la Très Sainte Vierge Marie, Mère du Dieu fait Homme, Mère de l’Église, Mère de chacun de nous.

Que puis-je vous dire d’autre ? Je pense aux prêtres annulés du monde entier ; je suis tout proche de vous, de tout mon cœur je vous bénis et je vous demande de me bénir.

 

 

Héctor Aguer

Archevêque émérite de La Plata.

 

 

Buenos Aires, mercredi 16 mars 2022.

 

 

Mémoire de saint José Gabriel del Rosario, Cura Brochero.

 

Publié sur Infocatólica et traduit pour Paix Liturgique par Trinidad Dufourq

 



28/03/2022
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